Retour aux textes (Extrait : «La fin de l’histoire et le dernier homme». Francis Fukuyama)
Rétrospectivement, nous avons eu de la difficulté à percevoir la profondeur exacte des crises auxquelles se trouvèrent confrontées les dictatures, par suite d'une croyance erronée en la capacité des régimes autoritaires à se perpétuer, ou plus généralement, en la viabilité des États forts. Dans une démocratie libérale, l'État est par définition faible : la préservation de la sphère des droits individuels implique une limitation précise de son pouvoir. Par contraste, les régimes autoritaires de droite et de gauche ont toujours cherché à utiliser l'emprise de l'État sur la sphère des intérêts individuels et à la maîtriser étroitement, pour différents objectifs, que ce soit pour édifier une force militaire, pour promouvoir un ordre social égalitaire ou pour provoquer une croissance économique rapide. Ce qui était perdu dans le domaine de la liberté individuelle devait être compensé sur le plan de l'intérêt national.
La faiblesse critique qui finit par faire basculer ces États forts fut en dernière analyse un manque de légitimité, c'est-à-dire en fait une crise sur le plan des idées. La légitimité n'est pas la justice ou le droit pris dans un sens absolu ; c’est un concept relatif qui n'existe que dans la perception subjective du peuple. Tous les régimes capables d'une action effective sont obligatoirement fondés sur quelque principe de légitimité. Un dictateur qui gouverne purement « par la force », comme on le dit communément de Hitler, n'existe pas : un tyran peut gouverner ses enfants, des vieillards, ou peut-être sa femme s'il est physiquement plus fort qu'eux, mais il n'est pas vraisemblable qu'il puisse régir ainsi plus de deux ou trois personnes — et certainement pas une nation de plusieurs millions d'habitants. Lorsque nous disons qu'un dictateur comme Hitler gouvernait « par la force », nous entendons signifier par là que les soutiens de Hitler - le parti nazi, la Gestapo et la Wehrmacht - étaient capables d'intimider physiquement une grande partie de la population ; mais qu'est-ce qui rendait ces gens-là loyaux à leur Führer ? Certainement pas sa capacité à les intimider physiquement : en dernier ressort, ce lien reposait sur leur croyance en la légitimité de son autorité. Il en va de même pour le plus modeste et le plus corrompu des chefs de la mafia : il ne pourrait pas être un capo si sa « famille » n'acceptait pas, pour certaines raisons, sa « légitimité ». Comme Socrate l'explique dans La République de Platon, même dans une bande de voleurs il doit y avoir quelque principe de justice qui leur permet de partager leur butin. La légitimité est ainsi cruciale, même pour le plus injuste et le plus sanglant des dictateurs.
Il n'est visiblement pas besoin pour un régime d’établir la légitimité de son autorité aux yeux de la majeure partie de sa population afin de survivre. Les exemples contemporains sont multiples, de dictatures minoritaires, farouchement haïes par de vastes couches de leur population, mais qui réussissent à se maintenir au pouvoir pendant des décennies : tels sont par exemple les cas du régime à prédominance alaouite qui règne en Syrie, ou de la faction ba'assiste de Saddam Hussein qui gouverne en Irak. Il va sans dire que les diverses oligarchies et juntes militaires de l'Amérique latine ont gouverné sans le soutien des masses populaires. Un défaut de légitimité aux yeux de la population ne provoque pas de crise de légitimité pour le régime lui-même, jusqu'à ce qu'il commence d'affecter les élites qui lui sont attachées, et tout particulièrement celles qui détiennent le monopole des pouvoirs de coercition : parti dirigeant, forces armées et police. Lorsqu'on parle de crise de légitimité dans un système autoritaire, on parle en fait de crise à l'intérieur de ces élites dont la cohésion est indispensable au régime pour qu’il fonctionne effectivement.
[…]
La gauche communiste comme la droite autoritaire ont connu une véritable banqueroute d'idées sérieuses capables de maintenir la cohésion politique des gouvernements forts, qu'ils soient fondés sur des partis « monolithiques », des juntes militaires ou des dictatures personnelles. L'absence d'autorité légitime a signifié que, lorsqu'un gouvernement autoritaire échouait dans un domaine, il ne pouvait recourir à aucun principe supérieur. Certains ont comparé de ce point de vue la légitimité à une sorte de réserve en liquide. Tous les gouvernements, qu'ils soient démocratique ou autoritaires, connaissent des hauts et des bas : mais seuls Ies gouvernements légitimes disposent de cette réserve pour y « puiser » en cas de crise.
La faiblesse des régimes autoritaires de droite réside dans leur échec à contrôler vraiment la société civile. Venus au pouvoir avec un mandat bien défini, pour restaurer l'ordre ou imposer une « discipline économique », nombre d'entre eux ne se sont pas révélés plus heureux que leurs prédécesseurs démocratiques pour stimuler une croissance économique constante ou pour créer un sens de l'ordre social. Ceux qui ont réussi ont été pris à leur propre piège : les sociétés au sommet desquelles ils se trouvaient ont commencé à les dépasser au fur et à mesure qu'elles acquéraient des classes moyennes mieux éduquées et plus prospères. Comme la mémoire de l'urgence spécifique qui avait justifié l'arrivée d'un gouvernement fort faiblissait, ces sociétés ont été de moins en moins disposées à tolérer le gouvernement des militaires.
Les gouvernements totalitaires de gauche ont cherché à éviter ces problèmes en subordonnant la totalité de la société civile à leur contrôle, jusqu'aux pensées permises aux citoyens. Mais un tel système dans sa forme pure ne, pouvait être maintenu que par une terreur qui menaçait les dirigeants eux-mêmes du système. Une fois que cette terreur se relâcha, un long processus de dégénérescence se mit en place, durant lequel l'État perdit le contrôle de certains aspects clefs de la société civile. Mais la perte de contrôle sur le système de croyance fut la plus importante, et, comme la formule socialiste pour la croissance économique était défectueuse, l'État n'a pu empêcher ses citoyens de prendre note de cet échec et d'en tirer leurs conclusions.
Pour aller plus loin