Retour aux textes (Extrait : «Le deuxième sexe». Simone de Beauvoir)
Mais sans doute est-il impossible de traiter aucun problème humain sans parti pris : la manière même de poser les questions, les perspectives adoptées supposent des hiérarchies d’intérêts ; toute qualité enveloppe des valeurs ; il n’est pas de description soi-disant objective qui ne s’enlève sur un arrière-plan éthique. Au lieu de chercher à dissimuler les principes que plus ou moins explicitement on sous-entend, mieux vaut d’abord les poser ; ainsi, on ne se trouve pas obligé de préciser à chaque page quel sens on donne aux mots : supérieur, meilleur, pire, progrès, régression, etc. Si nous passons en revue quelques-uns des ouvrages consacrés à la femme, nous voyons qu'un des points de vue le plus souvent adopté c'est celui du bien public, de l’intérêt général : en vérité chacun entend par là l’intérêt de la société telle qu’il souhaite la maintenir ou l’établir. Nous estimons quant à nous qu’il n’y a d’autre bien public que celui qui assure le bien privé des citoyens ; c’est du point de vue des chances concrètes données aux individus que nous jugeons les institutions. Mais nous ne confondons pas non plus l'idée d’intérêt privé avec celle de bonheur : c’est là un autre point de vue qu’on rencontre fréquemment ; les femmes de harem ne sont-elles pas plus heureuses qu’une électrice ? La ménagère n’est-elle pas plus heureuse que l’ouvrière ? On ne sait trop ce que le mot bonheur signifie et encore moins quelles valeurs authentiques il recouvre ; il n’y a aucune possibilité de mesurer le bonheur d’autrui et il est toujours facile de déclarer heureuse la situation qu’on veut lui imposer : ceux qu’on condamne à la stagnation en particulier, on les déclare heureux sous prétexte que le bonheur est immobilité. C'est donc une notion à laquelle nous ne nous référerons pas. La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autre justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence, il y a dégradation de l’existence en « en soi », de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. Tout individu qui a le souci de justifier son existence éprouve celle-ci comme un besoin indéfini de se transcender. Or, ce qui définit d’une manière singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre : on prétend la figer en objet, et la et la vouer à l’immanence puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d'une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment, dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? Ce sont là les questions fondamentales que nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté.
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