Retour aux textes (Extrait : «Les origines du totalitarisme». Hannah Arendt)
L’homme du XXe siècle s’est émancipé par rapport à la nature exactement comme l'homme du XVIIIe siècle s'était émancipé par rapport à l'histoire. L'histoire et la nature nous sont également devenues étrangères, étrangères en ce sens que l'essence de l'homme ne peut plus être appréhendée dans les termes de l'une ou l'autre de ces catégories. Par ailleurs, l'humanité, qui n'était pour le XVIIIe siècle, selon la terminologie kantienne, qu'une idée régulatrice, est aujourd'hui devenue un fait irréfutable. Cette situation nouvelle, dans laquelle l’« humanité » remplit effectivement le rôle autrefois attribué à la nature ou à l'histoire, voudrait dire dans ce contexte que c’est l’humanité elle-même qui devrait garantir le droit d'avoir des droits, ou le droit de tout individu d'appartenir à l'humanité. Il n'est absolument pas certain que ce soit possible. Car, contrairement aux louables tentatives humanitaires qui réclament de nouvelles déclarations des droits de l’homme émanant des instances internationales, il faudrait imaginer que cette idée transcende le domaine actuel du droit international qui fonctionne encore dans les termes de conventions et de traités mutuels entre États souverains ; et, pour le moment, un monde qui serait au-dessus des nations n'existe pas. Qui plus est, ce dilemme ne serait en aucun cas éliminé par un « gouvernement mondial ». Ce gouvernement mondial est certes de l'ordre du possible, mais il est permis de douter qu'il serait dans la réalité très différent de la version proposée par les organisations d’inspiration idéaliste. Les crimes perpétrés contre les droits de l'homme, et qui sont devenus la spécialité des régimes totalitaires, peuvent toujours être justifiés en affirmant que le droit équivaut à être bon ou utile pour le tout et non pour ses parties. (La devise hitlérienne « Le droit est ce qui est bon pour le peuple allemand » n'est que la vulgarisation d'une conception de la loi qu'on peut retrouver partout et qui, dans la pratique, demeurera sans effet aussi longtemps que les vieilles traditions encore en vigueur constitutionnellement l'en empêcheront.) Une conception de la loi qui identifie le droit à ce qui est bon pour quelque chose - pour l'individu, la famille, le peuple ou le plus grand nombre - devient inévitable dès lors que les valeurs absolues et transcendantes de la religion ou de la loi de la nature ont perdu leur autorité. Or, le problème n'est pas pour autant résolu si l'unité à laquelle s'applique le « bon pour » est aussi vaste que le genre humain lui-même. Car il est tout à fait concevable, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu'un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la majorité - que l'humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties. Ici, dans le champ de la réalité factuelle, nous nous trouvons confrontés à l'une des plus vieilles interrogations de la philosophie politique, qui ne pouvait se poser tant qu’une théologie chrétienne stable tenait lieu de référence face à tous les problèmes politiques et philosophiques, mais qui a fait dire autrefois à Platon : « Ce n'est pas l'homme, mais un dieu qui doit être la mesure de toutes choses. »
Ces faits et ces réflexions apportent confirmation ironique, amère et tardive aux fameux arguments qu’Edmund Burke opposait à la Déclaration française des Droits de l’homme. Ils semblent étayer sa théorie selon laquelle ces droits étaient une « abstraction » et qu’il valait bien mieux, par conséquent, s'en remettre à I'« héritage inaliénable» des droits que chacun transmet à ses enfants au même titre que la vie elle-même, et proclamer que les droits dont le peuple jouissait étaient les «droits d'un Anglais» plutôt que les droits inaliénables de l’homme. Selon Burke, les droits dont nous jouissons naissent « du cœur de la nation », si bien qu'il n'est nul besoin de chercher la source de la loi dans une quelconque loi naturelle, un commandement divin ou encore un concept de l'humain tel que la « race humaine » et la « souveraineté du territoire » chères à Robespierre.
La force pragmatique du concept de Burke prend un caractère irréfutable à la lumière de nos multiples expériences. Non seulement la perte des droits nationaux a entraîné dans tous les cas celle des droits de l'homme ; jusqu'à nouvel ordre, seule la restauration ou l’établissement de droits nationaux, comme le prouve le récent exemple de l’État d'Israël, peut assurer la restauration de droits humains. La conception de droits de l'homme, fondée sur l'existence reconnue d'un être humain comme tel, s'est effondrée dès que ceux qui s'en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel et bien perdu tout le reste de leurs qualités ou de leurs liens spécifiques - si ce n'est qu'ils demeuraient des hommes. Le monde n'a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d'un être humain. Et, au regard des conditions politiques objectives, il est difficile de dire comment les différents concepts de l'homme sur lesquels sont fondés les droits d l'homme - soit une créature à l'image de Dieu (selon la formule américaine), ou représentatif du genre humain, ou encore qu'il abrite en lui les commandements sacrés de la loi de la nature (selon la formule française) - auraient pu aider à résoudre le problème.
Les survivants des camps d'extermination, les détenus des camps de concentration et d'internement, et même les apatrides relativement heureux n'ont pas eu besoin des arguments d'un Burke pour comprendre que l'abstraite nudité de celui qui n'est rien qu'un homme constituait pour eux le pire des dangers.
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Depuis les Grecs, nous savons qu'une vie politique réellement développée conduit à une remise en question du domaine de la vie privée, et à un profond ressentiment vis-à-vis du miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu'il est - singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de la vie privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique qui se fonde sur la loi d'égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi de la différence universelle et sur la différenciation. L'égalité, à la différence de tout ce qui est impliqué dans l'existence pure et simple, n'est pas quelque chose qui nous est donné mais l'aboutissement de l'organisation humaine, dans la mesure où elle est guidée par le principe de justice. Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d'un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux.
Notre vie politique repose sur la présomption que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous organisant, parce que l'homme peut agir dans un monde commun, qu'il peut changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. L’arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique, surgit sur la scène politique comme l’intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l’activité humaine – qui sont identiques aux limites de l’égalité humaine. La raison pour laquelle les communautés politiques vraiment développés, telles les anciennes cité-États ou les États-nations modernes, se montrent si attentives au problème de l’homogénéité ethnique, c’est qu’elles espèrent éliminer, aussi complètement que possible, ces différences et ces différenciations naturelles omniprésentes qui, en elles-mêmes, déclenchent la haine aveugle, la méfiance et la discrimination, parce qu’elles indiquent que trop clairement les domaines où les hommes ne peuvent agir ou transformer à leur guise, c’est-à-dire les limites de l’artifice humain. L’« étranger » est le symbole effrayant du fait de la différence en tant que telle, de l’individualité en tant que telle : il désigne les domaines dans lesquels l’homme ne peut ni transformer ni agir, et où par conséquent il a une tendance marquée à détruire. Si, dans une communauté blanche, un Nègre est considéré comme nègre et uniquement comme tel, il perd, en même temps que son droit à l’égalité, cette liberté d’action spécifiquement humaine ; tous ses actes sont alors interprétés comme les conséquences « nécessaire » de certaines qualités « nègres » ; il devient un certain spécimen d’une espèce animale appelée homme. C’est bien ce qui arrive à ceux qui ont perdu toute qualité politique distincte et qui sont devenus des être humains, et rien que cela. Sans aucun doute, partout où la vie publique et sa loi d’égalité seront complètement victorieuses, partout où une civilisation parviendra à éliminer ou à réduire à son degré minimum l’arrière-plan obscur de la différence, elles finiront par se pétrifier et par être punies, si l’on peut dire, pour avoir oublié que l’homme n’est que le maître et non le créateur du monde.
Le grand danger qu’engendre l’existence d’individus contraints à vivre en dehors du monde commun vient de ce qu’ils sont, au cœur même de la civilisation, renvoyés à leurs dons naturels, à leur stricte différenciation. Ils sont privés de ce gigantesque égalisateur de différences qui est l’apanage des citoyens d’une communauté publique et cependant, puisqu’il leur est désormais interdit de prendre part à l’invention humaine, ils se mettent à appartenir à la race humaine de la même manière que les animaux appartiennent à une espèce animale spécifique. Le paradoxe impliqué par la perte des droits de l’homme, c’est que celle-ci survient au moment où une personne devient un être humain en général – sans profession, sans citoyenneté, sans opinion, sans actes par lesquels elle s’identifie et se particularise – et apparaît comme différent en général, ne représentant rien d’autre que sa propre et absolument unique individualité qui, en l’absence d’un monde commun où elle puisse s’exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd toute signification.
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