Publié le 30/11/2022 par Maxime Koebele
500 ans nous séparent de la Réforme protestante, et celle-ci s’est peu à peu effacée de notre mémoire collective. Il s’agit pourtant d’un des épisodes les plus surprenants et les plus instructifs de notre histoire.
Tout commence avec la question du salut. Au début du XVIème siècle, la chrétienté vit dans l’obsession du jugement dernier. Dans une époque ravagée par la pauvreté, les épidémies et les guerres, les existences sont courtes et la perspective d’une vie après la mort est une idée communément partagée. Mais si l’espoir d’un paradis console, la crainte d’un châtiment éternel terrifie. Aussi voit-on les croyants chercher par tous les moyens à contribuer à leur salut. Peu à peu s’installe alors l’idée que le sort des hommes dépendrait de leurs bonnes et mauvaises actions sur terre, ce qu’en théologie on nomme le « salut par les œuvres ».
Or un moine, Luther, va s’opposer à cette vision. Selon lui, le salut ne dépend pas de notre conduite ici-bas ; le salut est un don gratuit accordé par la seule grâce de Dieu. C’est le principe du « sola gratia ». L’homme est sauvé parce qu’il est aimé de Dieu, non parce qu’il est un saint, non parce qu’il œuvre pour la gloire du christianisme ou simplement pour un monde meilleur. Cette affirmation va libérer le croyant du poids écrasant que représentait la responsabilité de son salut. Il peut cesser de s’angoisser à propos de son sort et de celui de ses proches. Il est délivré de la préoccupation de soi et peut se tourner vers le monde.
Mais qu’est-ce que cette histoire a à voir avec la situation actuelle ? Dans notre société sécularisée, quasiment plus personne ne se soucie du jugement dernier. Pourtant à y regarder de plus près, jamais la société n’a été autant préoccupée par son salut. D’une part, l’idée moderne du progrès a insufflé dans nos imaginaire la croyance en un monde meilleur, mais surtout les crises auxquelles nous sommes confrontés mettent directement en question notre survie. Aussi la politique a remplacé la religion et c’est à cette première qu’incombe maintenant la tâche d’assurer notre avenir. Mais cela ne va pas sans dérives. Tout d’abord, en faisant du monde de demain l’horizon ultime de la politique, nous réduisons celle-ci à une lutte pour le pouvoir, à laquelle se livrent, parfois avec fureur, bassesse et intolérance, ceux et celles qui veulent peser le destin des hommes. Ensuite, en portant sans cesse nos regards vers un avenir qui n'existe pas encore, nous oublions facilement les réalités qui nous contraignent et nous nous laissons illusionner par des solutions miraculeuses qui n’ont d’effet que celui d’apaiser nos consciences. Dans ce registre, les politiciens multipliant promesses et engagements sans garanties de pouvoir les tenir, sont tout aussi ridicules que les anciens hommes d’église vendant leurs indulgences.
Ne faudrait-il pas alors, comme les réformateurs protestants avant nous, cesser de nous focaliser sur notre situation matérielle future pour nous recentrer sur notre condition morale présente ? Car la politique n’a pas pour but de rendre le monde meilleur ; la politique est un aboutissement, une fin en soi. Elle permet à chacun d’entre nous de rompre son isolement social et intellectuel en intégrant activement la communauté de ses semblables. Elle nous offre un monde en partage dans lequel nous pouvons affirmer notre existence et justifier notre raison d’être. Bref, la politique ne nous sauve pas parce qu’elle permet de créer le paradis sur terre ou qu’elle empêche que celle-ci deviennent un enfer, elle nous sauve car elle nous émancipe, quels que soient les problèmes qui sont les nôtres. Aussi cessons de faire de la politique pour changer le monde, mais faisons de la politique pour la politique, c’est-à-dire pour ce qu’elle est pour nous : une façon de vivre dignement parmi les autres. Ne cherchons pas à imposer tel ou tel modèle à la société, mais efforçons-nous plutôt de donner à chacun un rôle à y jouer. Ne cherchons pas à conquérir le pouvoir, mais partageons-le. Ne cherchons pas à surmonter coûte-que-coûte les épreuves que se dressent devant nous, mais faisons-y face ensemble. La politique peut nous apporter beaucoup plus que ce à quoi elle est réduite actuellement.
Mais en adoptant un tel point de vue, ne sombrons-nous pas dans une sorte de fatalisme ? Nous poussons-nous pas les hommes à se déresponsabiliser, à rester immobile face aux dangers ? Beaucoup ont reproché au protestantisme d’être irresponsable, car il refusait aux actions morales tout impact sur le salut des hommes. Mais le « sola gratia » n’a pas rendu les croyants plus immoraux. Bien au contraire, ils furent d’autant plus libres d’avancer sur le chemin de la vertu, qu’ils ne cherchaient pas à plaire à Dieu, mais qu’ils bénéficiaient de son soutien. De même, refuser d’assujettir la politique à la poursuite d’un avenir meilleur, ce n’est pas nécessairement l’empêcher d’avenir. En évitant de la dégrader, nous la dotons au contraire de meilleurs moyens d’actions, nous lui permettons de mobiliser davantage de ressources. En effet, face aux sacrifices qu’il va falloir faire, quelles meilleures compensations existent-ils que le lien social que la politique génère ? Face aux risques qu’il va falloir prendre, quelles meilleures garanties y a-t-il que la solidarité qu’elle implique ? La politique nous rend finalement plus fort et plus aptes à surmonter les défis de notre époque.
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