Publié le 02/03/2025 par Maxime Koebele
Je vais essayer de présenter, dans ce texte, ce qu’est pour moi le socialisme. Je le fais pour deux raisons. La première, c’est que poser ses idées par écrit est quelque chose d’agréable et d’enrichissant. J’espère d’ailleurs que mes réflexions intéresseront ceux qui ont gentillement accepté de me lire, même si je crains que cela ne les ennuie en réalité plus qu’autre chose. La deuxième raison, c’est que j’éprouve la nécessité de justifier mon engagement politique par des arguments que j’estime « profonds » et « solides ». Or, j’ai l’affreux défaut de croire qu’en matière de profondeur et de solidité, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. La faute en revient sans doute à l’Éducation Nationale qui, lors de ma scolarité, n’a eu de cesse de vouloir faire de mes camarades et de moi des esprits libres. En vérité, j’ai bien conscience que la pensée des experts du sujet serait bien plus riche que ce que je pourrais avancer, mais, pour une raison qui me dépasse, je ne peux me résoudre à être qu’un simple perroquet. Aussi, je sombre dans mon vieux travers et tente de justifier mon socialisme par moi-même : mea culpa ! Mais voilà, assez de plaisanteries, il s’agit aussi d’essayer d’être un peu sérieux, et je reviens donc à mon sujet : qu’est-ce que le socialisme ?
Pour commencer à répondre à cette question, je propose de nous intéresser à deux événements historiques pas très importants : le congrès d’Amsterdam de la IIᵉ Internationale en 1904 et le congrès de Tours de la SFIO en 1920. À Amsterdam, Jaurès défend devant les orthodoxes marxistes sa méthode : celle d’un socialisme indissociable des libertés républicaines. C’est en accord avec celle-ci qu’il a pris la défense de Dreyfus et soutenu le gouvernement Combes, ce que beaucoup de socialistes considéraient alors comme une mésalliance avec la bourgeoisie de l’époque. À Tours, c’est Léon Blum qui s’élève et refuse le ralliement de la SFIO à la IIIᵉ Internationale de l’Union soviétique, et cela au nom des principes démocratiques. Ces prises de position ont définitivement contribué à faire de Jaurès et Blum des réformateurs. Ce qui est étonnant, c’est qu’à Amsterdam et à Tours, Jaurès et Blum étaient très minoritaires. Or, il n’est pas rare en politique qu’un positionnement minoritaire condamne les hommes aux oubliettes de l’histoire. Pourquoi retient-on alors ces deux hommes comme des figures marquantes du socialisme et non leurs adversaires ? Pourquoi Jean Jaurès et Léon Blum, et pas Jules Guesde ou Paul Faure ? Certes, Jaurès et Blum sont aussi connus pour d’autres choses ; cependant, leur réformisme a largement contribué à leur légende. Tout ceci est, je trouve, assez surprenant, et je me risque à avancer l’hypothèse suivante : si Jaurès et Blum ont marqué l’histoire du socialisme, c’est que leur réformisme mettait le doigt sur ce qu’est véritablement ce dernier, non pas un projet socio-économique visant à partager les richesses, réduire les inégalités et établir une société sans classes, mais un projet en réalité plus centré sur les libertés démocratiques.
Quel serait donc, plus exactement, ce socialisme ? Pour le cerner, on peut commencer par analyser en quoi il différerait du libéralisme politique, qui défend lui aussi les libertés démocratiques. À mes yeux, le libéralisme possède certaines faiblesses que le socialisme est appelé à dépasser. Ce qui me pousse à adopter une telle pensée, ce sont les réflexions d’Hannah Arendt, qui, dans Les Origines du totalitarisme, analyse avec une terrifiante intelligence les failles des sociétés libérales européennes du début du XXᵉ siècle. Pour elle, le libéralisme a permis l’émergence des totalitarismes parce qu’il se fondait, chose étonnante à première vue, sur le principe des droits de l’Homme. Or, selon elle, l’Humanité est politiquement un concept abstrait ne reposant sur aucune réalité sociale. Cela est problématique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, et c’est la raison la plus triviale, les organisations sociales sont nécessaires pour garantir les droits fondamentaux de chacun. « Nous ne naissons pas égaux, » note Arendt, « nous devenons égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir des droits égaux. » Rien n’est plus précaire que le statut de ceux qui sont réduits à n’être que de simples êtres humains (sans citoyenneté, sans profession, sans relations sociales), comme le furent les millions de réfugiés et apatrides européens à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Mais il y a plus important : les hommes et les femmes ont besoin d’un monde commun pour s’affirmer en tant qu’individu. Ce qui est vraiment le propre de l’Homme, ce n’est pas la possession de droits fondamentaux, c’est son besoin réel, psychologique, d’exister aux yeux des autres. L’appartenance à un groupe social est nécessaire pour pouvoir s’y distinguer en tant qu’individu. C’est au milieu de nos semblables que nous nous réalisons : nous trouvons un sens à notre individualité à travers la considération qu’ils nous portent. Sans cette reconnaissance sociale qui le particularise, l’Homme, même doté de libertés individuelles, ne peut expliquer sa position dans la société qu’à partir des traits généraux qui caractérisent sa situation : la race, le sexe, la classe sociale, la religion, l’éducation, … Les sociétés de masse, aussi libérales soient-elles, échouent à rendre l’Homme véritablement libre, car le lien social est trop distendu pour lui permettre de sortir du déterminisme social dans lequel il est plongé et d’exister dans toute sa singularité. Cette mort sociale de l’individu, qu’Arendt observe à travers les phénomènes de l’antisémitisme et de l’impérialisme, constitue le terreau fertile du totalitarisme. Ainsi, la contradiction du libéralisme est de faire reposer les libertés démocratiques qu’il défend sur un concept asocial, l’Homme pris en tant qu’individu isolé, alors que ces mêmes libertés n’ont de sens et d’intérêt que socialement. Voilà la contradiction que le socialisme cherche à dépasser en postulant l’importance des structures sociales pour les libertés démocratiques.
Mais on ne saurait s’arrêter ici. Pour définir un socialisme centré sur les libertés démocratiques, il faut saisir inversement l’importance du rôle joué par celles-ci au sein des structures collectives. Il faut aussi se pencher plus profondément sur les finalités qu’on attribue au socialisme.
À la fin de l’introduction de Le Deuxième Sexe, il y a un passage, que je trouve très intéressant et qui m’a beaucoup marqué, où Simone de Beauvoir explicite le cadre éthique de sa pensée. Elle affirme que les critères moraux sur lesquels reposent ses jugements ne se réfèrent pas à l’idée de bonheur, mais à la capacité qu’ont les femmes à se poser en tant que sujets. Pour elle, les individus ne veulent pas se retrouver figés dans un bonheur, a fortiori qui n’est pas le leur ; ils veulent d’abord exister. Cela dépasse largement la simple existence matérielle et touche aussi à la relation que nous avons au monde. Comme disait Camus, un monde dans lequel on se sent un étranger est un monde absurde : on n’y trouve aucune raison profonde d’y vivre. « Le divorce entre l’homme et sa vie, entre l’acteur et son décor, » voilà ce qui prive « l’esprit du sommeil nécessaire à la vie». Exister, c’est sentir que l’on appartient au monde. Exister, c’est être pris en considération. Exister, c’est être acteur de sa condition. Ces formes d’existence ne se manifestent pas comme quelque chose de donné ; elles s’éprouvent dans les relations que nous tissons avec les autres au sein de nos sociétés. C’est là qu’entrent en jeu les libertés démocratiques. En permettant aux individus de peser politiquement sur les structures sociales qu’ils composent, elles leur permettent de s’affirmer dans leur relation aux autres. Les libertés démocratiques ne sont pas des droits inaliénables nécessaires au bonheur des hommes, ce ne sont pas des règles protégeant les citoyens de la collectivité ; elles sont des principes d’organisation politique permettant aux individus d’exister socialement. Un socialisme centré sur les libertés démocratiques prend alors tout son sens : il s’agit de construire des organisations collectives, des structures sociales, des mondes communs sur lesquels les individus puissent pleinement intervenir pour y affirmer leur existence sociale. La finalité du socialisme, c’est l’existence sociale.
Ce qui est intéressant avec cette manière de concevoir les objectifs du socialisme, c’est qu’elle confère une certaine cohérence aux différents combats qu’il a menés. L’engagement des socialistes pour la République, le suffrage universel, la décentralisation : il s’agit de partager le pouvoir pour permettre aux citoyens de s’affirmer. La défense des services publics, du syndicalisme, de l’Union européenne : il s’agit de construire des institutions collectives dans lesquelles les individus puissent s’engager politiquement. La lutte contre le capitalisme, pour le féminisme, contre le racisme : il s’agit de s’opposer aux formes de domination qui réduisent les individus au rang d’objets et les privent ainsi d’existence sociale. Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est que ce paradigme sur les finalités du socialisme permet d’expliquer plus en profondeur les éternelles divisions de la gauche. Toute la gauche partage une certaine idée de l’égalité et un attachement profond aux structures collectives. Mais pour les socialistes, il s’agit là d’un simple prérequis à l’existence sociale des individus, alors que, pour une autre partie de la gauche, cela prend la forme d’un but à réaliser à travers la transformation de la société. Pour ces derniers, l’enjeu est de réparer les injustices, de bâtir un monde plus solidaire, plus écologique. Leur finalité, c’est l’établissement d’une société plus juste, plus altruiste, plus vivable. C’est tout à leur honneur et cela est parfaitement légitime. Cependant, les objectifs ultimes que se fixe cette gauche et ceux que se fixent les socialistes ne sont pas les mêmes. En 1972, lorsque socialistes et communistes s’unissent autour d’un programme commun, c’est dans l’idée de démocratiser la société : il s’agit de faire participer les citoyens aux choix, aux décisions, à la gestion du pays. Nul doute que, pour la plupart des socialistes, cette démocratisation représente une fin en soi. Cependant, pour Georges Marchais, secrétaire du Parti communiste, « il ne s’agit pas d’un programme socialiste ». Pour lui, « le socialisme a pour fondements essentiels la propriété collective de l’ensemble des grands moyens de production et d’échange », et le programme a seulement pour but d’établir « une démocratie avancée pouvant ouvrir la voie au socialisme ». Ainsi, même unis autour d’un projet, les objectifs sont différents. Et c’est bien cette différence qui explique, sur le long terme, la récurrence des tensions entre les gauches. Les divergences d’analyses, de méthodes ou de positions ont largement évolué au cours du temps : ce sont plus des symptômes que la racine du mal. Plus déterminant est le fait que les gauches, poursuivant des objectifs différents, n’arrivent pas toujours à se comprendre. Ainsi, pour les socialistes, soutenir l’existence sociale des individus au sein de structures collectives nécessitera toujours de leur confier le plus de pouvoir possible à travers les libertés démocratiques. Les socialistes ne peuvent pas déterminer les formes d’organisations socio-économiques que la société devrait adopter : ce serait priver les citoyens de la liberté politique de l’organiser eux-mêmes. Le seul projet que puissent soutenir les socialistes est politique : construire des structures collectives sur lesquelles les individus puissent intervenir, défendre les libertés démocratiques grâce auxquelles ils peuvent le faire. Sur les sujets socio-économiques, les socialistes doivent faire preuve d’une certaine retenue. L’autre gauche, celle qui cherche à transformer la société et qui, par conséquent, inscrit son action dans le champ socio-économique, considérera cette retenue comme un renoncement et aura tendance à voir dans les socialistes des complices hypocrites du système en place. Inversement, quand cette gauche cherchera à imposer un modèle de société, les socialistes y verront une forme d’autoritarisme. Car, en s’accaparant le rôle d’acteur des transformations sociales, elle s’octroie une autorité politique sur les individus qui sont réduits à leur fonction organique. Peu importe que cette gauche s’inscrive dans le cadre démocratique : qu’elle prétende incarner le peuple, ce qu’elle fait souvent, ou qu’elle cherche simplement à le rallier dans les urnes, elle ne considère les individus qu’en rapport avec ses propres idées et dans l’objectif de prendre le pouvoir. Ce que ces derniers pensent réellement ne l’intéresse pas outre mesure. Parce que cette gauche serait trop centrée sur son propre projet, les socialistes auront tendance à penser qu’elle entretient un rapport malsain au pouvoir, un rapport dans lequel les individus ne sont pas vraiment pris en considération et ne peuvent pas affirmer leur existence sociale. Considérer que le socialisme a une finalité différente de celle d’une autre partie de la gauche permet, on le voit, de reconstituer les reproches habituels. Attention cependant à ne pas se fourvoyer. Ces reproches sont le fruit d’une incompréhension. Nul doute qu’en étant plus conscients de ce qui les sépare, les gauches arriveront à tisser une relation plus respectueuse et à travailler plus efficacement ensemble.
Pour conclure, voilà donc le résultat de mes élucubrations : le socialisme est un projet politique promouvant les structures collectives et les libertés démocratiques et dont la finalité est de permettre aux individus d’affirmer leur existence sociale. Dire cela, ce n’est pas énoncer une vérité, c’est présenter un modèle. Le socialisme n’appartient évidemment à personne et il est sans cesse en évolution. Bien sûr, ce modèle contredit et contredira un bon nombre d’interprétations passées et futures du socialisme. Ce modèle a ses limites, mais il explique, je crois, bien des choses. Surtout, il a, à mes yeux, d’autant plus de valeur qu’il permet de mettre des mots sur ma sensibilité et d’inscrire mon engagement politique dans un socialisme de conviction, et non d’opportunisme ou de complaisance.