Publié le 03/06/2022 par Maxime Koebele
Longtemps attendue, l’union de la gauche s’est enfin concrétisée à travers la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (Nupes). Après 20 ans de divisions, 20 ans de relations mêlées de mépris, de ressentiment et d’indignation, 20 ans à se différencier coûte que coûte des uns des autres, les principaux partis de gauche se sont enfin mis en ordre de bataille, prêts à affronter ensemble les grands défis de notre temps. L’initiative aurait dû soulever un torrent d’enthousiasme, et pourtant, à peine l’union annoncée déjà la contestation gronde. Essayons d’analyser pourquoi.
Rancœurs et divergences
Remarquons d’abord que les critiques proviennent majoritairement du camp socialiste. On pourrait supposer ici le résultat de vieilles rancœurs. On imagine assez bien la difficulté pour certains membres du PS à céder leur première place à gauche, surtout à LFI, l’ancien ennemi qui les avait tant critiqués lorsqu’ils étaient au pouvoir. Pourtant cela ne serait constituer un motif de contestation légitime. Les socialistes sont les seuls responsables de leur échec ; leur projet n’était porté par aucune dynamique et inhibés par leurs habitudes du pouvoir, ils n’ont malheureusement rien su faire hormis marcher comme des zombies vers le précipice. Rancœur ou pas, ils ont eu ce qu’ils méritaient et on voit mal comment cela pourrait entraver l’union de la gauche.
En revanche, les nombreuses divergences sur le programme (sur l’Europe, l’international, le nucléaire, …) sont plus préoccupantes. Mais là encore, on peut douter qu’il s’agisse de motifs suffisants pour contester l’union, et cela pour deux raisons. Premièrement, car celle-ci n’interdit pas la diversité des opinions ; elle en définit le cadre. En négociant un programme commun, les partis ne font que formuler des compromis, exprimant au gré du rapport de force le barycentre des opinions. Adhérer à l’union ne signifie donc pas abandonner ses convictions, mais peser sur une ligne politique. Avoir des désaccords ne paraît pas alors insurmontable, surtout si par ailleurs les points de convergences sont nombreux. Et c’est là la deuxième raison : la gauche partage de nombreuses idées et valeurs communes. Peut-elle tirer un trait sur ce qui la rassemble au nom de ce qui la divise ? Sans doute, elle l’a déjà fait ces vingt dernières années. Mais cela devient de plus en plus difficile à justifier, au fur et à mesure que ses valeurs et ses idées perdent du terrain.
Rapport au pouvoir
N’y a-t ’il donc aucune raison sérieuse de s’opposer à cette union de la gauche ? Soyons plus attentif aux détails avant de nous rallier à un tel jugement, car ce qui pose parfois profondément problème, n’est pas toujours ce qui apparaît de prime abord. Or qu’avons-nous vu lors de la fondation de la Nupes ? Nous avons vu LFI, au nom de son score à l’élection présidentielle, imposer son leadership aux autres forces de gauche. Nous avons vu des partis imposer par le haut des accords sans consultation de la base. Nous avons vu des candidats être investis dans les circonscriptions électorales sans consultation locales. N’est-ce là que des points sans importance ? Malheureusement non, car ces points révèlent aussi le rapport qu’entretient cette gauche avec le pouvoir.
Commençons avec le premier point. En choisissant de faire du résultat du premier tour de l’élection présidentielle la clef de lecture du rapport de force, LFI donne à celle-ci une importance capitale. Or cela pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, car ces résultats ne permettent pas de savoir précisément ce que pensent les Français. Faire des 21,95% des suffrages exprimés un vote d’adhésion pour LFI, c’est faire une interprétation complétement biaisée du résultat. Car non seulement on ne tient pas compte ici du vote utile, mais même pour les électeurs ayant voté Mélenchon par conviction, personne ne peut affirmer qu’ils sont à 100% d’accord avec le programme de ce dernier. L’élection n’est pas une mesure fidèle de l’opinion, ce que les négociateurs de la Nupes semblent avoir complétement oublié. Autre problème : faire de l’élection présidentielle l’étalon des campagnes politiques à venir, c’est consacrer de fait la primauté de cette élection sur les autres. La Nupes renforce ainsi dans ses fondements même le système présidentiel actuel. C’est non seulement complétement aberrant, car cela va à l’encontre des idées prônées par cette gauche, mais c’est surtout regrettable, car en procédant ainsi, on nie toute la réalité politique extérieure à cette élection. Que la Nupes soit passer outre ces deux problèmes démontre une vision électoraliste de la démocratie, pour laquelle l’élection n’est pas qu’un simple mode de désignation, mais la consécration ultime d’une ligne politique par le peuple souverain, consécration qui donne le pouvoir de changer la société. Dans cette vision, peu importe ce que pensent au fond les individus qui constitue le peuple, peu importent les initiatives qu’ils portent, peu importent les actes qu’ils pourraient accomplir, le rôle du peuple n’est que d’arbitrer entre les partis en fonction de leur programme : les partis proposent, le peuple dispose. Seul compte l’assentiment populaire. Mais l’électoralisme ne s’arrête pas là, il subordonne la vie politique à l’élection : rien n’étant plus fort que le verdict des urnes, tout converge vers l’élection et tout en découle. Dans ces conditions les enjeux réels sont vite dépassés et on se retrouve à porter énormément d’attention à l’élection présidentielle, non pour l’élection du président en soi, mais à cause du mode du scrutin, qui permet de soumettre des candidats et leurs programmes à l’ensemble du corps électoral. Mais si l’électoralisme sert bien les intérêts des grands partis, il est extrêmement réducteur est néglige bien d’autres formes d’engagement politique. De l’électeur mécontent de voir récupérer son vote à des fins qui ne sont pas les siennes à l’élu local qui se voit embarquer dans une union pour des raisons de politique nationale très éloignées de ses propres combats, on voit bien comment cette vision peut générer certaines oppositions.
Passons ensuite au deuxième point. Non seulement les militants des partis de la Nupes n’ont pas eu à s’exprimer sur les accords que leurs dirigeants jugent pourtant historiques, mais ajoutons encore que les textes de ces accords n’ont même pas été publiés et que de nombreux détails restent ainsi confidentiels. Comment expliquer ces décisions, alors que ces mêmes partis prônent un plus grand contrôle démocratique par un usage plus fréquent du référendum et une plus grande transparence dans la vie politique. Sont-ils à ce point hypocrites pour oublier leurs convictions dès que leur intérêt entre en jeu ? Sont-ils à ce point cyniques pour refuser pour eux-mêmes ce qu’ils prétendent imposer aux autres ? La réalité est plus complexe. Rien ne permet en effet de douter de la sincérité des propositions de cette gauche, mais à y regarder de plus près, celles-ci ne concernent qu’un champ particulier de la politique. Entre les différents référendums, les mesures permettant une meilleure représentativité et les règles garantissant une meilleure indépendance du débat démocratique, l’effort porte essentiellement sur le renforcement de la place des citoyens dans le processus de décision. Or la politique ne se limite pas aux décisions, les actes comptent aussi. On touche ici à la distinction entre légiférer et gouverner. Si la Nupes place le peuple au cœur de la décision, elle l’écarte quasiment de l’action politique, c’est-à-dire de l’acte de gouverner. Aucune nouvelle répartition du pouvoir, aucun réel partage des responsabilités, aucun nouveau modèle de gouvernance n’est évoqué de près ou de loin dans le programme de la Nupes. Les citoyens ne sont pas appelés à former dans leur ensemble grâce à une meilleure organisation des institutions un corps politique actif. Ils sont cantonnés dans leur majorité à un rôle passif, celui du souverain absolu qui décide seul de tout mais qui n’agit en rien par lui-même. À qui revient alors le primat de l’action si la majorité en est dépourvue? Il revient de fait à une minorité de personnes, plus ou moins formellement distingués par le peuple souverain, bref à une élite. Mais attention, pour la gauche qui constitue la Nupes, cette élite est purement politique. Par ailleurs, elle gouverne ou est appelée à gouverner par le mandat du peuple, dans l’intérêt de ce dernier et sous son contrôle. C’est une élite qui le sert, mais non une élite qui le domine. Tout en renforçant haut et fort le peuple en tant que législateur, la Nupes conserve sans mot dire et sans que cela ne s’y oppose en théorie, le principe d’une élite à l’origine de l’action politique. Aussi pour revenir au problème initial, on comprend mieux sa posture : unir la gauche c’est rassembler les forces en vue du combat politique, cela n’appartient pas à la sphère de la décision mais à celle de l’action, elle n’est donc pas l’affaire de tous les militants, mais l’initiative de leurs directions, qui peut dans ces conditions bien faire l’économie de procédures démocratiques longues, coûteuses et dont on présage déjà du résultat. Un tel élitisme a cependant de nombreuses imperfections. Tout d’abord, il organise une forte compétition autour du pouvoir propre à décourager les simples citoyens. Il génère de fortes inégalités entre ceux qui rencontrent milles obstacles sur le chemin vers les responsabilités et ceux qui se les voient offrir sur un plateau. Et puis une élite ne peut pas être purement politique, elle finît toujours par former une caste, ce qui s’observe déjà pour la Nupes dans les nombreux cas de parachutage. Ensuite, l’action confère à l’élite une certaine autorité et il lui sera toujours facile malgré toutes les mesures proposées de peser largement sur le pouvoir législatif sensé n’appartenir qu’au peuple. On aura beau sanctifier ce dernier, on aura beau purifier l’élite, tant que celle-ci existe, les abus de pouvoir seront monnaie courante. L’élitisme est donc dangereux, et cela vaut aussi pour une élite de gauche. Enfin et surtout, priver la majorité des citoyens d’un rôle actif est un énorme gâchis. Non seulement, on se coupe des forces vives de la nation, on empêche de mobiliser l’ensemble de ses ressources et on hypothèque ainsi nos chances de surmonter les grands défis du siècle, mais on prive encore les citoyens de cette dignité propre à l’action politique. Les citoyens méritent plus que d’arbitrer entre des lignes politiques qui ne sont pas les leurs, ils méritent plus que de n’être qu’une voix perdue parmi des millions d’autres. Quant aux militants, à ceux-là même qui font l’effort de s’investir en politique, quelle tristesse de ne les voir utiles qu’à coller des affiches et à aligner les chèques au bénéfice de leurs partis et de leurs dirigeants. L’élitisme qu’on décèle au sein de la Nupes à de quoi indigner, inquiéter et décevoir. Il n’y a nulle surprise alors de voir les contestations se multiplier.
Parlons enfin de l’absence de consultation locale et parlons aussi dans le même registre, du parachutage de nombreux candidats de la Nupes dans des circonscriptions où ils n’ont jamais habité. De telles pratiques ne sont pas le résultat de la nécessité, et il aurait été parfaitement possible de procéder différemment. Elles découlent de choix qui dénotent une vision purement nationale des législatives. On retrouve ici la tradition jacobine qui fait du député un représentant de la nation tout entière et non le représentant d’un territoire particulier. La Nupes ne marque donc pas que le ralliement de la gauche modérée à la gauche radicale, elle marque aussi la marginalisation de la gauche prônant la décentralisation et le rôle des élus de proximité. Au-delà d’un simple point de désaccord, c’est bien ici deux conceptions différentes de la politique qui rentrent en opposition, l’une prenant le dessus sur l’autre après des années d’une cohabitation imparfaite et déséquilibrée. Pour la nouvelle union de la gauche entraînée dans le sillage de LFI, la politique est d’abord une affaire globale, celle d’une société confrontée dans son ensemble aux dysfonctionnements dûs au manque de contrôle collectif. Lutter contre des dérives du système nécessite l’établissement de nouvelles règles communes. Tout le monde est donc concerné indépendamment des particularismes locaux. Les libertés politiques locales sont tolérées voir promues qu’à condition qu’elles n’entravent pas la marche de la nation vers un avenir meilleur. Cette vision prend la politique par le mauvais bout : en tirant la corde par le haut, elle étouffe ce qui est le cœur même de la politique, la liberté. Faire de la politique, c’est réaliser avec les autres ce qui n’aurait pas été possible d’accomplir tout seul. La politique bâtit des nouveaux possibles mais cela n’a véritablement de sens qu’au sein d’une communauté ou chacun apporte sa pierre à l’édifice. Dans cette optique l’échelon local est bien l’échelon à privilégier : il permet l’engagement du plus grand nombre. C’est en construisant les libertés politiques à partir de l’échelon local, c’est-à-dire à partir des territoires, qu’on parviendra à relever les défis qui nous font face. Empêcher les territoires de peser sur les politiques et les priver d’une représentation propre, c’est passer à côté de la solution à nos problèmes et on comprend que cela puisse susciter du mécontentement.
Changer de stratégie
L’union de la gauche est une bonne nouvelle qui doit être saluée, mais celle-ci à peine constituée reproduit déjà les erreurs du passé. Son électoralisme, son élitisme et son manque de considération pour les libertés politiques locales génèrent un terreau fertile pour la contestation et restreignent fortement ses chances de réussite. Espérons que la Nupes change rapidement de stratégie et redéfinisse son rapport au pouvoir. Cela est possible et cela s’est même déjà vu lorsque par exemple LFI a abandonné sa stratégie de populisme de gauche. Mais il faut qu’elle se dépêche tant de telles pratiques ont tendance à marquer durablement les esprits.
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