Publié le 27/06/2023 par Maxime Koebele
Ces dernières années, on s’inquiète beaucoup de la montée des nationalismes. Mais si on discute ses causes et ses conséquences, si on délibère sur les moyens d’y résister, on oublie souvent de se poser une question délicate et cependant essentielle au problème : qu’est-ce que la Nation aujourd’hui ? Et bien que le concept de Nation soit à notre époque au cœur de nos relations politiques, cette question n’a rien d’évident. Elle mérite pourtant d’être posée d’autant plus qu’on touche avec elle aux ressorts les plus profonds de la politique.
On l’oublie ou on l’ignore, mais l’idée de Nation est récente. Elle a émergé il y a quelques siècles et s’est imposée lentement et difficilement au cours de l’histoire moderne.
La Nation est au départ l’affirmation de la volonté. De tout temps, les hommes ont établi entre eux des rapports de pouvoirs. Pendant longtemps, ils ont cherché à légitimer ces rapports en les fondant sur des représentations idéalisées du monde, sur des ordres supérieurs, qui excluaient toute forme de contingence et de volonté. La tradition, la famille, la religion, la civilisation, le progrès, les théories raciales et le matérialisme historique sont des exemples d’ordre qui furent invoqués pour légitimer des rapports de pouvoir. Le concept de Nation est venu rompre avec cette logique en affirmant que la volonté des hommes était en politique l’unique source de légitimé. Les peuples, en se proclamant Nations, ont voulu ainsi s’affranchir des ordres supérieurs auxquels ils étaient assujettis et devenir leur propre maître.
Que la Nation ait triomphé de la monarchie, des impérialismes et des totalitarismes prouve que la légitimité issue de la volonté est plus forte que celle découlant d’un ordre supérieur. Comment cela est-il possible, alors que la volonté, réputée changeante et irrationnelle, ne semble reposée sur rien, tandis que les ordres supérieurs, prétendument immuables, sont censés être assurés du poids de la nécessité ? Pour le comprendre il faut considérer l’un des besoins fondamentaux de l’homme : celui de la reconnaissance. Autant que nous sommes, nous avons tous besoins d’exister aux yeux des autres. Rien n’est plus déshumanisant que d’être traité par le reste du monde comme une quantité négligeable et superflue. Or, si un ordre supérieur vient donner un sens à l’univers qui nous entoure, il tend aussi à inférioriser les hommes vis-à-vis de raisons qui les dépassent. Ceux-ci préfèrent alors manifester collectivement leur existence par l’affirmation d’une volonté commune plutôt que s’oublier dans les limbes d’un monde idéalisé. Par la Nation, ils veulent exister dans l’histoire.
Mais si la Nation est l’affirmation de la volonté, c’est une affirmation qui manque de contours. Sur quelle collectivité se base la volonté de la Nation ? Qui en fait partie et pourquoi ? Quel socle commun soutient cet édifice ?
Si on veut respecter le sens originel de la Nation, il faut admettre qu’il est impossible de définir sa forme. En tant qu’affirmation de la volonté, la Nation se donne la forme qu’elle se souhaite et entre toutes les formes possibles, il n’y a pas de commune mesure. Sa puissance est démesurée. Mais cette démesure ne fait-elle pas de la Nation un objet complètement déconnecté du réel ?
Si vous allez vous promener en montagne, vos pas resteront accrochés au relief : vous ne volerez pas de cimes en cimes, vous ne marcherez pas sur l’eau des lacs, vous ne traverserez pas une forêt en ligne droite. La réalité du terrain conditionnera votre promenade. Mais guidera-t ’elle aussi vos pas ? Est-ce la montagne qui vous forcera à avancer, à vous arrêter ou éventuellement à retourner en arrière ? Est-ce le chemin qui vous imposera de tourner à droite ou à gauche à un carrefour ? Est-ce le ravin lui-même qui vous empêcherait de vous jeter dans un précipice ? La réalité offre un cadre auquel on ne peut échapper, mais un l’intérieur de celui-ci elle ne dirige pas nos décisions. Dire que la volonté qui les fonde est démesurée, ce n’est pas affirmer que tout est possible, c’est refuser de croire en l’existence de forces qui nous gouvernent et que rien ne vient démontrer. La démesure de la Nation impose que celle-ci ne soit jamais quelque chose de donnée. Face à un certain idéalisme politique, elle garantit de la façon la plus réaliste possible notre liberté.
Malheureusement les hommes ont nié cette démesure et ont développé à partir du XIXème siècle deux conceptions formelles de la Nation qui ont fini par s’imposer.
La première de ces conceptions considère les Nations comme des communautés naturelles préexistantes à l’acte de volonté. Ce serait la langue, la culture, l’histoire commune et pour certains la religion voire la race qui formeraient des groupes humains suffisamment homogènes pour former une volonté collective. Mais est-il nécessaire d’être semblable pour vouloir la même chose ? Et le prétendre, n’est-ce pas conditionner la volonté, la subordonner à une contrainte censée la structurer ? Les nationalistes, qui soutiennent cette vision, sont moins portés à soutenir la volonté de la Nation qu’à l’ordonner selon un principe d’unité nationale. Loin de défendre celle-ci dans son sens originel, ils la trahissent en la soumettant à un nouvel ordre supérieur.
La deuxième conception est contractuelle : Les Nations seraient des associations de citoyens que rien ne réunit a priori, hormis l’adhésion préalable à une constitution commune. Mais la volonté peut-elle s’affirmer éternellement à travers des institutions nationales dont on a préétabli le fonctionnement ? La prétendue existence d’un contrat social est un instrument plus souvent mis au service de l’ordre établi qu’à celui de la volonté collective.
Ces deux conceptions, bien que opposées, n’ont eu de cesse de se renforcer mutuellement. Car si elles ne défendent pas, par elles-mêmes, la Nation en tant qu’affirmation de la volonté, elles font systématiquement appel à cette dernière dès qu’il s’agit de dénoncer l’autre. C’est ainsi en négatif, en se critiquant l’une et l’autre, qu’elles peuvent faussement user de la puissance de la Nation.
Qu’est-ce donc que la Nation aujourd’hui ? Sans aucun doute, la puissance de la Nation dans son sens originel, celui de l’affirmation de la volonté, reste profondément inscrite dans notre inconscient politique. Cependant en se voyant nier pendant deux siècles sa démesure, le concept de Nation a été en surface complètement dévoyé. Enfermé dans les limites d’un nationalisme culturel ou ethnique, enchainé à un prétendu contrat social, il laisse aux cœurs libres et aux âmes indépendantes un goût amer de prison.